Ce soir, je n'ai pas le temps de faire ce que je suis en train de faire (à savoir : poster un article sur un blog comateux alors que j'ai encore cinq explications de texte à rédiger ce soir, sachant que chacune me prend un peu plus de cinq heures et qu'il est minuit et quart).
Mais c'est précisément ce qu'il faut.
C'est le rêve du khâgneux, de la condition humaine et de moi en général : contrôler le temps. Irreparabile fugit, ça va, on connaît.
Le temps est ce qui fait que l'unique est possible. L'absence de temps ferait de ton existence une sempiternelle naissance, une mort à rebours. Tu creuserais l'instant jusqu'à rencontrer... quoi? Un être fait, accompli puisqu'en train de s'accomplir à chaque non-instant.
Alors sans temps, l'être, mais pas d'action? C'est une belle utopie ontologique.
Mais sans temps, pas de musique, pas de tempo, pas de jouissance, pas d'inattendu. Sans temps, pas non plus de souffrance, pas de remords, pas de passé lourd ni d'avenir incertain. Pas de temps : la certitude sans fin.
Bien sûr, tu cours après le temps. Chaque "tac" de ta montre te rapproche de ta mort. Tu es à cet instant un peu plus mort que quand tu as lu : "Ce soir, je n'ai pas le temps..." et un peu moins que quand tu liras "...jusqu'à la mort. Toujours."
Evidemment, tu peux le nier. Tu peux nier l'entropie, tu peux nier l'unicité, tu peux nier l'irréparable et tu peux nier la mort. Tu peux nier ta conscience. Tu vivras heureux.
Tu mourras menteur. C'est une solution : si tu es un vrai menteur, tu pourras même te dire, à l'instant de ta mort, que tu as été heureux. Tu pourras. Tu pourras... qui a parlé de futur?
Tu peux aussi le combattre. Là, tu l'admets, tu sais qu'il fuit, tu te sais impuissant parce que tu sais que tu mourras, mais tu le combats quand même. Tu cherches à gagner du temps (ou peut être à gagner contre le temps) : tu cours après les minutes, tu fais tout à la fois, tu te lances dans cent projets qui ne te motivent pas vraiment mais qui te donnent l'occasion de te dire, le soir : "Ah, tu vois, j'ai fait tout ça dans ma journée. Je t'ai bien baisé aujourd'hui." ... et ton réveil de te répondre : "C'est ça... c'est ça... c'est ça..."
La véritable sagesse consisterait à admettre ta mort. Décide de l'heure et du jour où tu disparaîtras et fais ce que tu as à faire d'ici-là. Peut-être que tu mourras avant (que t'importe?), peut-être que tu auras un bonus de deux, trois jours, quatre, cinq ans, qui sait? Alors ta philosophie se résume ainsi : "C'est comme ça. Tant pis. Tant mieux." Si tu es ce type de sage, félicitations : tu es fou.
...
Peut-être que tu es comme moi, et que tu n'es pas sûr de te reconnaître dans tous ces exemples. Que te reste-t-il? Tu perds ton temps sur un blog de cyniques, tu te rends compte, tu mourras peut-être sans avoir aimé, sans avoir lu Proust ou sans avoir vu le soleil se lever sur un désert mexicain! Voilà ce que je te propose. Reviens sur ce blog quand tu n'en auras vraiment pas le temps. Mais alors pas du tout, du tout le temps. Quand tu sentiras que l'action et le nombre d'heures qui te restent sont franchement incompatibles, reste ici une éternité, laisse un commentaire interminable, endors-toi devant ton écran puis recommence.
Saute à cloche-pied pour attraper un métro qui va partir.
Prépare un couscous quand tu as cinq minutes pour manger.
Visite Paris en un seul crépuscule.
Fais l'amour toute la nuit à la veille d'un concours.
Alors tu seras comme un condamné à mort qui s'esclaffe devant les fusils.
Tu seras beau.
Tu seras plus vivant que tous les vivants.
Tu coucheras avec le Temps, tu feras jouir les heures, et tu aimeras ça.
Et tu recommenceras jusqu'à la mort. Toujours.